Biographie

par Corinne Bonnetain


"La photographie, ce n'est pas seulement une image produite par un acte, c'est aussi, avant toute autre chose, un véritable acte iconique 'en soi', c'est consubstantiellement une image-acte."*

Sylvie Deleu, une photographe concernée

De ses études de photographie à Breda (1971-1975), Sylvie m'a dit simplement : "La première année on ne nous a pas fait prendre une seule photo !"… (silence)… "C'était très frustrant !"

Cela m'a fait penser à la calligraphe Fabienne Verdier dont le maître chinois ne lui a fait tracer pendant un an que le signe yi … un seul petit trait horizontal.

Par la frustration, apprendre l'essentiel !

Apprendre à se poser face à soi, avant toute chose, puis face à ce que l'on regarde, face au monde.

La maîtrise de soi avant d'apprendre à regarder et à maîtriser une technique.

Cela demande du temps et cela vaut la peine d'être souligné de nos jours où l'impatience fait trop souvent brûler les étapes.

Une photo n'est (au mieux)"qu'une belle" image, si elle ne "porte" rien.

Elle est alors un analogon mimétique, une sorte de miroir du réel.

La "photographie" peut être investie de tout autre chose…


Se frotter à la vie et aux autres constitue l'essentiel des années d'apprentissage.

Sylvie a la bougeotte, la curiosité de tout, partout.

Sa forte personnalité, sympathique et indépendante, son dynamisme et sa facilité à "établir le contact", son empathie aussi seront de grands atouts.

La persévérance, lorsqu'à Paris elle se présente, avec son book, aux portes des Agences de Presse l'aidera à franchir l'étape des débuts, pour tous, difficiles.

Elle gagne sa vie dans un premier temps en faisant des reportages alimentaires (sans se priver d'y être originale) tout en "travaillant" pour elle à ce qui l'interpelle.

Elle est, comme tout photographe, un "guetteur".

Les yeux en permanence aux aguets de ce qui touche son exceptionnelle sensibilité.

1973 - La voilà sur une route, dans un no man's land frontalier entre la France et la Belgique. Dans la campagne un bunker. De la fumée s'échappe de la cheminée.

Serait-il possible que quelqu'un vive là ?

Voilà ce qui fait le reporter.

Elle enquête dans la petite ville voisine, apprend qu'en effet une femme vit là, dénuée de tout, ancienne ouvrière des filatures du Nord, privée de tout revenu.

Elle monte au créneau, son engagement va de pair avec sa révolte.

Elle frappe à la planche de bois qui occulte l'entrée, vient à bout de la résistance d'Antoinette.

Elle retournera la voir toutes les semaines, lui apportant de quoi améliorer son maigre quotidien. Des heures passées à l'écouter, à l'habituer à ses visites, avant d'enfin saisir son appareil et faire les photos d'un émouvant reportage.

Le temps, la patience… La photographie dans certains cas se nourrit de cela.

Elle se battra avec les administrations pour enfin lui obtenir une juste pension.

Sylvie Deleu c'est cela aussi : quelqu'un qui ne tourne pas les talons une fois le "film" dans la boîte !

A la même époque, elle s'attache à illustrer sa ville natale de Courtrai, constituant ainsi le document significatif d'un temps révolu.

Son approche toute personnelle s'y confirme, la priorité aux contacts, l'apprivoisement de son sujet avant d'en extraire une sorte de quintessence qui s'avère souvent complice.

Si les gens qu'elle capte sur sa pellicule parlent d'abord d'eux, ils nous parlent aussi de celle qui les photographie.

Echanges de regards par le sas du diaphragme, elle n'est pas une inconnue, peut-être même l'ont-ils vue grandir. On ne doute pas du verre ou de la tasse de café partagés avant ou après la photo et s'ils sont saisis dans un éclat de rire c'est celui que Sylvie a sans nul doute provoqué avec la jovialité qui lui est propre.

1981 – Son travail est récompensé par le prix Voyelles "Photographie ouverte" patronné par le Musée de la Photographie de Charleroi…


La décennie '80 voit Sylvie Deleu sortir des frontières européennes.

Dès qu'elle le peut elle parcourt le monde, indépendante, free-lance, libre de ses sujets. Elle se sent concernée, se porte en "témoin" aux points chauds de l'actualité, transmettre, dénoncer, faire savoir.

Elle lance des "bouteilles à la mer".

L'Asie (Birmanie, Cambodge, les camps de réfugiés du temps de Pol Pot, mais aussi Thaïlande, Indonésie, Japon), l'Amérique (New-York, Los Angeles), l'Amérique du Sud…

Elle y fait toujours des rencontres, prendre le temps de s'intégrer d'abord, se faire accepter, avant de passer à l'"acte-photographique".

Un jour, Sylvie est à Pampelune, à la fête de San Fermin quand on lâche les taureaux, elle remarque un homme qui prend des photos, ils se retrouvent le soir plusieurs jours de suite, boivent un verre ensemble, complicité d'un même métier, d'un même intérêt. Il ne lui a pas dit son nom.

Ce n'est que bien plus tard qu'elle le reconnaît en voyant son portrait dans une revue : c'était Jozef Koudelka.

Des histoires de ce genre elle en a d'autres qui font rêver de la voir entreprendre un jour le récit de ses souvenirs de photographe.

Cette période exaltante de tous les dangers n'aura qu'un temps.

La liberté se paie, photographe indépendante elle se retrouve au four et au moulin. Il lui faut être sur les routes, prendre les photos, les développer, les présenter, les vendre… avoir de l'argent pour repartir.

En 1985 elle crée, à Bruxelles, la première agence d'illustrations et banque d'images à laquelle elle contribue aussi par ses propres reportages, le champ est ouvert à tous les domaines, concerne tout type de photo.

La demande est grande et variée, publicitaires, entreprises, enseignants…

Par internet les transactions se font dans le monde entier jusqu'au Japon, Sylvie Deleu assure une documentation tous azimuts que l'on retrouve régulièrement publiée dans la presse.


A l'aube de l'an 2000, l'effrayant diagnostic tombe comme un couperet : les yeux de Sylvie sont atteints par une dégénérescence maculaire (DMLA) qui va progressivement la priver d'une vision centrale, ne lui laissant qu'une vue, une définition périphérique des choses.

Se pose la question du "voir" parallèlement au "regard" que nous tenterons d'éclaircir ci-dessous, en rapport avec la photographie.

L'année 2004 lui donnera l'occasion de réunir ses photos de Courtrai dans le cadre d'une grande exposition communale.

Une dizaine de celles-ci, reproduites en grand format (1m80 sur 1m20), seront dispersées dans les rues de la ville.

En 2010, à l'occasion d'un "Parcours d'Artistes" en Brabant-Wallon, Sylvie Deleu est conviée à faire une série de portraits.

Elle reprend avec courage ses appareils délaissés. Le résultat est surprenant !

Son handicap n'altère en rien la qualité de ses photos.

Elle inscrit chacun dans l'univers intimiste de ses créations.

Elle met en scène peintres, sculpteurs, graveurs, dessinateurs, encadreur… in situ, en dialogue avec leur monde, leurs objets, leurs instruments, leurs œuvres dans une osmose parfaite.

Elle dispose les uns et les autres dans "leur cadre" pour les inscrire dans le cadre de la photo avec pertinence.

Une vidéo sidérante témoigne de l'image perçue par elle, avec un trou noir au centre, lequel s'estompe progressivement pour faire apparaître la photo prise, telle que nous la voyons.

Ce making off met l'accent d'une façon émouvante sur son exploit de saisir visuellement le monde dans ces conditions.

Si nous avons une vision focalisée, centrale et fixe d'emblée, Sylvie doit balayer l'image, la scanner pour en recomposer l'intégralité.

Elle fait la preuve qu'il n'y a pas qu'une seule manière d'appréhender le réel pour en restituer une brillante illustration photographique.

Force est de constater que la saisie objective altérée de Sylvie Deleu n'est pas limitative de son talent.

Elle reprend aujourd'hui son matériel photographique, avec de nouveaux projets, une série sur les personnes âgées, sur le monde des aveugles…

Ses portraits récents prouvent qu'elle est et reste une grande photographe qui nous donne, en même temps, une leçon de vie et de courage face à l'adversité.


Corinne Bonnetain

Historienne de l'Art

(*) Philippe DUBOIS, L'acte photographique, Bruxelles, F. Nathan, éd. Labor, 1983, p.57.